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Ararat, 2675
Vasko enfila un manteau marron, passe-partout, sur son uniforme de la Ligue, descendit de la Haute Conque et s’enfonça dans la nuit.
En sortant, il sentit qu’il y avait de l’électricité dans l’air. Le faux calme qui précède la tempête. La foule se déplaçait par vagues tumultueuses dans le dédale des rues étroites, éclairées par des lanternes. L’atmosphère évoquait un carnaval macabre, mais on n’entendait pas un cri, pas un rire. Il y avait des milliers de gens, et le bourdonnement assourdi de leurs voix s’élevait rarement au-dessus du niveau normal de la parole.
Il ne pouvait pas en vouloir à ces gens de leur réaction. Vers la fin de l’après-midi, un communiqué laconique avait annoncé la mort de Clavain, et il ne voyait pas comment un secteur de la colonie aurait pu encore ignorer la nouvelle. Les gens avaient commencé à se déverser dans les rues avant le coucher du soleil et l’arrivée des lumières dans le ciel. Ils sentaient, à juste raison, que l’annonce officielle passait bien des choses sous silence ; il n’était pas question de Khouri ou de l’enfant, personne ne parlait de la guerre qui faisait rage dans l’espace autour d’eux, et il n’y avait qu’une vague promesse d’informations complémentaires, ultérieurement.
La procession désordonnée de bateaux avait commencé peu après. Maintenant, un petit cordon de lumières montait et descendait doucement au gré des vagues à la base du vaisseau, et d’autres quittaient continuellement le rivage. La Ligue de Sécurité essayait bien d’empêcher les bateaux de quitter la colonie, mais c’était un combat perdu d’avance. Les agents de la Ligue n’avaient jamais été entraînés à endiguer des manifestations de désobéissance civile de masse, et c’est à peine si les collègues de Vasko arrivaient à ralentir l’exode. Partout ailleurs, on signalait des troubles, des incendies et des pillages, et les permanents de la Ligue avaient dû procéder à des arrestations. Quant à l’activité mystif – quelle qu’elle puisse être –, elle se poursuivait sans relâche.
Vasko n’était pas en service, et il s’en réjouissait. Son rôle dans les événements de la journée n’avait pas été révélé, et il errait parmi la foule en écoutant les rumeurs qui circulaient. La simple annonce des faits – Clavain avait été tué à l’issue d’une opération primordiale pour la survie de la colonie, opération qui avait été couronnée de succès – avait suscité autant de spéculations que de contrevérités. Certaines rumeurs fournissaient des détails d’une naïveté confondante sur les circonstances de sa mort.
Feignant l’ignorance, Vasko arrêtait de petits groupes de gens au hasard et leur demandait ce qui se passait en prenant garde à ce que personne ne repère son uniforme, et en veillant à n’interroger que de parfaits inconnus.
Il était écœuré par ce qu’il entendait. On lui faisait avec le plus grand sérieux des descriptions spectaculaires de combats aux armes à feu, ou des récits de complots, avec poseurs de bombes, subterfuges et sabotages. Il était sidéré et consterné de la spontanéité avec laquelle ces histoires avaient été échafaudées à partir de rien, ou plutôt de la seule annonce de la mort de Clavain. La foule semblait dotée d’une imagination collective, maladive, malsaine.
Tout aussi désespérante était l’avidité avec laquelle ceux qui écoutaient ces histoires les acceptaient, étayant ces prétendus comptes rendus de suggestions personnelles sur la façon dont les événements s’étaient déroulés. Par la suite, Vasko remarqua que ces enjolivures avaient été intégrées dans la trame de l’histoire. Personne ne semblait préoccupé par les nombreuses contradictions de ces récits, difficilement conciliables. Il entendit plusieurs fois, avec incrédulité, raconter que Scorpio ou d’autres responsables de la colonie étaient morts avec Clavain. Le fait que certains d’entre eux aient fait, depuis, des apparitions publiques et des déclarations apaisantes ne troublait personne. Avec un sentiment de désespoir, une résignation caverneuse, Vasko se rendit compte que même s’il essayait de raconter les événements tels qu’ils s’étaient véritablement déroulés, sa propre version n’aurait pas une validité immédiate supérieure à celle des versions fallacieuses qui circulaient actuellement. Il n’avait pas assisté de visu à la mort de Clavain, alors même s’il disait la vérité vraie, ce ne serait encore que son point de vue, et son témoignage serait fatalement entaché de la malédiction inhérente aux on-dit. Il serait écarté d’office, son contenu n’ayant pas de substance, les détails étant trop vagues.
Ce soir-là, les gens voulaient un héros sans équivoque. Et par un processus mystérieux de génération spontanée, c’était exactement ce qu’ils allaient recevoir.
Il se frayait à coups d’épaule un chemin dans la foule grouillante quand il entendit appeler son nom :
— Malinin !
Il mit un moment à localiser l’origine de la voix, dans le tumulte. Une femme était plantée au milieu d’un petit cercle de calme. La foule vibrionnait autour d’elle sans jamais entamer le volume immédiat d’espace privé dont elle définissait le centre. Elle portait une cape noire, longue, dont le col était une explosion de fourrure noire, le pic d’un capuchon noir, sans ornement, masquant le haut de son visage.
— Urton ? avança-t-il d’un air indécis.
— C’est moi, dit-elle en s’approchant de lui. Je vois que tu as pris ta soirée, toi aussi. Pourquoi n’es-tu pas chez toi, à te reposer ?
Quelque chose, dans le ton de sa voix, le mit aussitôt sur la défensive. En sa présence, il se sentait toujours pesé, jaugé, et jugé insuffisant.
— Je pourrais vous retourner la question.
— Bah, je savais que ça ne servirait à rien. Pas après ce qui s’est passé là-bas.
Il décida d’accepter, sous réserve, cette tentative de conciliation. Il se demanda où ça allait le mener.
— J’ai essayé de dormir, cet après-midi, dit-il, mais je n’entendais que des cris. Et je ne voyais que du sang et de la glace.
— Tu n’étais même pas là quand c’est arrivé.
— Je sais. Alors imaginez ce que ça doit être pour Scorpio.
Maintenant qu’il était à côté d’Urton, il partageait la petite poche de calme qui s’était formée autour d’elle. Il se demanda comment elle s’y prenait. Il ne pensait pas que les gens qui coulaient autour d’eux avaient la moindre idée de son identité. En tout cas, c’était peu probable. Ils devaient sentir qu’il émanait d’elle une sorte de picotement électrique, vaguement inquiétant.
— Je suis désolée de ce qu’il a dû faire, dit Urton.
— Je ne sais pas comment il va encaisser ça, sur le long terme. C’étaient des amis très proches.
— Je sais.
— Ce n’était pas qu’une vieille amitié, reprit Vasko. Clavain avait sauvé la vie de Scorpio, autrefois, alors qu’il devait être exécuté. Ça remontait à Chasm City. Je pense qu’il y avait peu d’hommes sur la planète que Clavain respectait autant que Scorpio. Et Scorpio le savait. Je suis allé avec lui chercher Clavain dans l’île où il était allé vivre. Je les ai vus parler. Ce n’était pas du tout ce que j’avais imaginé. On aurait dit deux vieux aventuriers qui avaient baroudé ensemble, et qui savaient que personne ne pouvait les comprendre.
— Scorpio n’est pas si vieux.
— Si. Enfin, pour un porcko.
Urton l’emmenait vers le rivage, à travers la foule qui commençait à se raréfier. La brise nocturne, chaude, sentait le sel et les algues. Ses yeux le brûlaient. Les étranges lumières dessinaient des motifs bizarres dans le ciel, d’un horizon à l’autre. On aurait moins dit un feu d’artifice ou une aurore boréale qu’une gigantesque et fastidieuse leçon de géométrie.
— Tu as peur que ça l’ait irrémédiablement marqué, hein ? demanda Urton.
— Comment prendriez-vous ça, si vous aviez dû tuer votre meilleur ami, de sang-froid ? Lentement, et devant témoins… ?
— Je pense que je ne l’aurais pas bien pris. Mais je ne suis pas Scorpio.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Écoute, Vasko, il nous a dirigés d’une façon très compétente pendant l’absence de Clavain, et je sais que tu as une bonne opinion de lui, mais ça n’en fait pas un ange. Tu as dit que Clavain et le porcko se connaissaient depuis Chasm City. Que crois-tu que faisait Scorpio à Chasm City ? Il ne donnait pas à manger à la veuve et à l’orphelin. C’était un criminel, un meurtrier.
Vasko regarda les lumières glisser dans le ciel, traçant des anneaux concentriques, comme ce qu’il voyait parfois quand il appuyait sur ses paupières fermées avec ses doigts.
— Il enfreignait la loi à un moment où la loi était brutale et inhumaine, répondit Vasko. Ce n’est pas tout à fait pareil.
— C’était la guerre. J’ai étudié les mêmes livres d’histoire que toi. D’accord, la loi martiale comportait des aspects draconiens, mais est-ce que ça excuse le meurtre ? Ce n’était pas une question d’autodéfense ou de préservation de ses intérêts personnels. Scorpio tuait pour le sport.
— Il avait été réduit en esclavage et torturé par des hommes, reprit Vasko. Ces mêmes hommes qui avaient fait de lui ce qu’il était : un cul-de-sac génétique.
— Et ça le dédouane de tout ?
— Franchement, Urton, je ne vois pas où vous voulez en venir…
— Tout ce que je dis, c’est que Scorpio n’est pas le brave type à la peau tendre que tu sembles imaginer. Oui, je suis sûr qu’il est perturbé par ce qu’il a fait à Clavain…
— Ce qu’il a été obligé de faire…, rectifia Vasko.
— Peu importe. Le résultat sera le même : il s’en remettra, exactement comme il s’est remis de toutes les autres atrocités qu’il a commises.
Elle souleva la pointe de son capuchon et le regarda, ses yeux parcourant son visage comme à la recherche d’un tic facial révélateur.
— Et tu le sais très bien, hein ?
— Pour le moment, je ne suis pas sûr de ce que je sais.
— Il faut que tu le croies, Vasko.
Il remarqua qu’elle avait cessé de l’appeler Malinin.
— Parce que sinon, poursuivit-elle, ça voudrait dire qu’il n’est pas fait pour être chef. Et tu n’aimerais pas ça, hein ?
— Non, bien sûr que non. J’ai une foi absolue en sa capacité à diriger. Demandez à qui vous voudrez, ce soir, et vous aurez la même réponse. Et vous voulez que je vous dise ? Nous avons tous raison.
— Bien sûr que nous avons raison.
— Et vous, Urton ? Vous doutez de lui ?
— Pas le moins du monde, répondit-elle. Franchement, je doute même que ce qui s’est passé aujourd’hui l’empêche de dormir.
— C’est incroyablement dur, ce que vous dites.
— J’espère bien que c’est dur. Je veux qu’il soit dur. C’est tout ce que je dis. C’est exactement ça que nous voulons, ce que nous attendons, aujourd’hui, de notre chef. Tu n’es pas d’accord ?
— Je ne sais pas, répondit-il, se sentant envahi par une immense lassitude. Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas venu ici, ce soir, pour parler de ce qui s’est passé ce matin. Je suis venu me vider la tête et oublier un peu.
— Moi aussi. Je suis désolée, répondit Urton d’une voix radoucie. Je ne voulais pas remuer le couteau dans la plaie. Je parle, je parle… Je suppose que c’est ma façon à moi de gérer ça. C’était extrêmement pénible pour nous tous.
— Oui, sûrement. Bon, vous avez fini, maintenant ? demanda-t-il avec agressivité, une vague écarlate balayant sa façade de courtoisie. Ces deux derniers jours, vous donniez l’impression de ne pas pouvoir me supporter. Alors, à quoi dois-je ce soudain revirement ?
— Je regrette de t’avoir parlé ainsi, répondit-elle.
— Si je puis me permettre, il est un peu tard pour avoir des remords.
— Je suis comme ça, Vasko. Il ne faut pas m’en vouloir. N’y vois rien de personnel, d’accord ?
— Eh bien, je me sens drôlement mieux.
— Nous partions pour une mission dangereuse. Nous avions tous été entraînés pour ça. Nous nous connaissions, et nous savions que nous pouvions compter les uns sur les autres. Et voilà que débarque d’on ne sait où un gars que personne ne connaît, et à qui, moi, je suis censée soudain confier mon existence ! Je pourrais citer une douzaine d’agents de la LS qui auraient pu prendre ta place dans ce bateau, et j’aurais préféré que n’importe lequel couvre mes arrières plutôt que toi, un inconnu.
Devant eux, les formes noires des bateaux barraient les ténèbres, entre la terre et l’eau. Certains prêts à partir, d’autres échoués sur le rivage.
— C’est Scorpio qui avait décide de m’intégrer à la mission, dit Vasko. À partir du moment où cette décision avait été prise, vous auriez dû avoir les tripes de vivre avec. Ou alors, c’est que vous n’aviez pas confiance en son jugement !
— Un jour, tu seras à ma place, Vasko, et ça ne te plaira pas plus qu’à moi. Tu viendras me faire ton sermon sur la confiance dans le jugement des chefs, à ce moment-là, et on verra s’il a l’air très convaincant.
Elle s’interrompit et regarda le ciel. Une fine ligne écarlate passait d’un horizon à l’autre. Elle avait éludé sa question.
— Écoute. Vasko, je ne voulais pas dire ça. Je ne t’ai pas hélé dans la foule pour te faire une scène. Je voulais te dire que j’étais désolée. Je voulais aussi que tu comprennes pourquoi j’avais agi comme ça.
— Très bien, fit-il, ravalant sa colère.
— Je reconnais que j’ai eu tort.
— Vous ne pouviez pas savoir ce qui allait arriver, dit-il.
Elle haussa les épaules.
— Non, sans doute, soupira-t-elle. On pourra dire ce qu’on voudra, il a assuré, hein ? Quand il s’est retrouvé au pied du mur, que sa vie a été en jeu, il a drôlement assuré.
Ils étaient arrivés auprès des bateaux. La plupart de ceux qui étaient encore sur le rivage étaient des épaves : leur coque était trouée au niveau de la ligne de flottaison, dévorée par les organismes marins. Tôt ou tard, on les ramènerait aux ateliers de fonderie, et on en ferait de nouveaux bateaux. Les forgerons s’efforçaient de récupérer le moindre fragment de métal recyclable. Mais la quantité récupérée n’égalerait jamais celle des embarcations d’origine.
— Regarde, fit Urton en tendant le doigt vers le large.
— J’ai vu, fit Vasko en hochant la tête. Ils sont déjà arrivés au pied du vaisseau.
— Ce n’est pas de ça que je voulais parler. Regarde un peu plus haut, Œil de Faucon. Tu les vois ?
— Oui, fit-il au bout d’un moment. Oh, mon Dieu ! Ils n’y arriveront jamais.
Il y avait de petits points lumineux autour de la base du Spleen de l’Infini, un peu plus haut que le cercle de vaisseaux rebondissants que Vasko avait déjà remarqués. Il estimait qu’ils n’avaient pas pu monter de plus de quelques douzaines de mètres au-dessus du niveau de la mer. Et ils avaient encore plusieurs milliers de mètres de vaisseau à escalader.
— Comment font-ils pour grimper ? demanda Vasko.
— À la force des poignets, j’imagine. Tu as vu à quoi la paroi ressemble, de près ? C’est comme une falaise branlante, qui se déliterait, pleine de creux et de prises pour les mains. Ça ne doit pas être si difficile.
— Mais la première entrée est à des centaines de mètres au-dessus de l’eau, peut-être plus. Les avions entrent et sortent toujours près du sommet. Ils n’y arriveront jamais, répéta-t-il. Ils sont fous.
— Ils ne sont pas fous, objecta Urton. Ils ont peur, c’est tout. Ils crèvent de trouille. La question est : devons-nous les rejoindre ou non ?
Vasko ne répondit pas. L’un des petits points lumineux venait de retomber dans la mer.
Ils restèrent plantés là pendant de longues minutes, à regarder le spectacle. Personne d’autre ne dégringola, les grimpeurs poursuivirent l’escalade, apparemment pas découragés par la chute de l’un des leurs, que beaucoup d’entre eux avaient pu contempler. Au pied de l’immense bâtiment, à l’endroit où les embarcations ballottées par les flots devaient heurter la coque, de nouveaux grimpeurs commençaient leur ascension. Certains bateaux revenaient du vaisseau spatial vers le rivage, mais leur avance était lente, et la tension montait parmi ceux qui attendaient. Les agents de la Ligue de Sécurité étaient débordés par des gens furieux et terrifiés qui avaient hâte de gagner le vaisseau. Vasko vit l’un des hommes de la LS parler d’un ton pressant dans son bloc-poignet, manifestement pour appeler à l’aide. Il avait presque fini de parler quand quelqu’un le plaqua à terre.
— On ne peut pas les laisser faire…, commença Vasko.
— Nous ne sommes pas en service, et à deux nous ne pouvons rien faire. Il va falloir qu’ils y mettent les moyens, parce qu’ils ne vont pas pouvoir contenir la situation plus longtemps. D’ailleurs, je n’ai pas très envie de rester là, fit-elle avec un geste du bras englobant le rivage. Je me suis renseignée avant de sortir. C’est plus calme à l’est de la Haute Conque. J’ai faim et je boirais bien un verre. Tu veux qu’on aille quelque part ?
— Je n’ai pas envie de manger, répondit Vasko.
En réalité, il se rappelait avoir eu faim, jusqu’à ce qu’il voie le malheureux tomber dans la mer.
— Enfin, va pour un verre. Vous êtes sûre qu’on trouvera un bar ouvert ?
— Je connais quelques endroits. On peut toujours essayer.
— Dans ce cas, vous connaissez mieux le coin que moi.
Elle remonta le col de son manteau et appuya sur son capuchon pour l’aplatir.
— Ton problème, c’est que tu ne sors pas assez, dit-elle. Allez, viens, partons d’ici avant que ça tourne mal.
Elle avait raison en ce qui concernait la zone de la colonie située à l’est de la Conque. À vrai dire, comme beaucoup d’agents de la LS logeaient là, l’ordre et la loi y régnaient toujours. Le quartier était d’un calme morne, presque austère. Il n’y avait pas plus de gens dans les rues que n’importe quel autre soir, à cette heure tardive. Beaucoup d’endroits devaient être fermés, mais le bar qu’Urton avait en tête était encore ouvert.
Elle le conduisit à travers la salle principale vers une alcôve meublée d’une table et de deux fauteuils chapardés à la Réserve Centrale. Au-dessus de l’alcôve, un écran diffusait la chaîne d’informations de l’Administration, mais pour le moment il ne passait qu’une photo de Clavain. Elle avait été prise quelques années plus tôt à peine, mais elle aurait aussi bien pu remonter à plusieurs siècles. L’homme que Vasko avait rencontré ces derniers jours avait l’air deux fois plus vieux, plus érodé par le temps et les circonstances. Sous le visage de Clavain, il y avait deux dates espacées de cinq cents ans.
— Je vais chercher des bières, fit Urton sans laisser à Vasko le temps de discuter.
Elle avait enlevé son manteau et son capuchon et les avait posés sur le fauteuil devant celui de Vasko.
Il la regarda disparaître dans l’obscurité du bar. Elle avait l’air d’être une familière de l’endroit. En traversant la salle, il avait cru reconnaître plusieurs personnes qui avaient suivi l’entraînement de la Ligue avec lui. Certains fumaient des algues. Séchées et préparées d’une façon particulière, elles induisaient un léger effet hallucinogène. Vasko y avait goûté pendant son entraînement. C’était illégal mais plus facile à se procurer que les cigarettes du marché noir, dont on disait qu’elles provenaient d’une réserve qui allait en s’amenuisant, planquée dans le ventre du Spleen de l’Infini.
Le temps qu’Urton revienne, Vasko avait aussi enlevé son manteau. Elle posa les bières sur la table. Vasko goûta avec circonspection le liquide, qui avait une couleur d’urine assez désagréable. Produit à partir d’une autre variété d’algues, il n’avait de bière que le nom. Urton s’assit devant lui.
— D’après Draygo, le tenancier de cet endroit, les agents de la Ligue actuellement en service sont partis faire des trous dans la coque des bateaux qui sont sur le rivage. Personne n’est autorisé à partir, et dès qu’un bateau revient, ils le confisquent et arrêtent tous ceux qui se trouvent à bord.
Vasko trempa ses lèvres dans sa bière.
— Estimons-nous heureux qu’ils n’appliquent pas des mesures encore plus brutales.
— On ne peut pas leur en vouloir. On dit que trois personnes se sont déjà noyées en traversant la baie. Deux autres sont tombées du vaisseau en essayant d’y grimper.
— Vous avez sûrement raison, mais je pense qu’on devrait laisser les gens libres de faire ce qu’ils veulent, même si ça leur coûte la vie.
— Ils craignent une panique générale. Tôt ou tard, quelqu’un va bien tenter la traversée à la nage, des centaines d’autres essaieront de l’imiter, et à ton avis, combien réussiront ?
— Et alors ? rétorqua Vasko. Et même s’ils se noient ? Et même s’ils contaminent les Mystifs ? Franchement, vous croyez que ça changera quoi que ce soit, maintenant ?
— Nous maintenons l’ordre sur Ararat depuis plus de vingt ans, répondit Urton. Nous ne pouvons tout laisser partir à vau-l’eau en une nuit. Les gens qui utilisent ces bateaux accaparent sans autorisation des biens inaliénables de la colonie. Ce n’est pas juste pour les citoyens qui ne veulent pas fuir vers le vaisseau.
— On ne leur laisse pas le choix. On leur dit que Clavain est mort, et personne ne leur dit ce que sont ces lumières dans le ciel. Quoi d’étonnant à ce qu’ils aient peur ?
— Tu penses que ça arrangerait la situation si on leur parlait de la guerre ?
Vasko s’essuya la bouche avec le dos de la main, où la bière d’algue laissa une trace blanche.
— Écoutez, j’en ai marre que l’Administration mente aux gens pour leur bien. C’est déjà ce qui s’est passé quand Clavain s’est exilé sur son île. Scorpio et les autres avaient décrété que nous ne pourrions pas supporter d’apprendre que Clavain avait des pulsions suicidaires, alors ils ont raconté qu’il faisait le tour du monde. Et maintenant, ils pensent que le peuple ne pourrait pas supporter de savoir comment il est mort, ou plus généralement dans quelles circonstances, alors ils ne disent rien à personne.
— Tu penses que Scorpio devrait faire preuve de plus de fermeté ?
— J’ai du respect pour lui, répondit Vasko. Mais où est-il maintenant, alors que nous avons besoin de lui ?
— Tu n’es pas le seul à te le demander, fit Urton.
Quelque chose attira le regard de Vasko. L’image sur l’écran avait changé. La photo de Clavain avait été remplacée, l’espace d’un instant, par le logo de l’Administration. Urton se retourna sur son siège, sirotant toujours sa bière.
— Il y a un problème, dit-elle.
Le logo vacilla, disparut. Ils regardaient maintenant Scorpio, entouré par l’intérieur rose saumon, tout en courbes, de la Haute Conque. Le porcko portait sa tenue habituelle de cuir noir surpiqué. Il n’avait pour ainsi dire pas de cou, et sa grosse tête aplatie formait comme une excroissance de son torse massif, en forme de tonneau.
— Vous saviez que ça allait arriver, hein ? demanda Vasko.
— Draygo m’a dit qu’il devait y avoir une annonce officielle à peu près à cette heure-ci. Mais il ne savait pas de quoi il allait être question, ni que Scorpio allait montrer son nez.
Le porcko parlait. Vasko était sur le point de chercher comment monter le son lorsque des haut-parleurs retransmirent la voix de Scorpio dans le labyrinthe d’alcôves.
« … vous remercie de votre attention. Vous savez tous qui je suis. Je m’adresse à vous ce soir en tant que responsable de la colonie. J’ai le regret de vous annoncer que Nevil Clavain a été tué aujourd’hui, lors d’une mission de la plus haute importance pour la sécurité d’Ararat. Ayant participé à cette opération, je puis vous assurer que sans le courage et le sacrifice de Clavain la situation serait infiniment plus grave qu’elle ne l’est actuellement. Je n’ai pas l’intention de vous cacher ce qui s’est passé lors de cette opération, mais je dois d’abord vous parler des désordres que nous remarquons dans tous les secteurs du Premier Camp, et des actions que la Ligue de Sécurité entreprend pour rétablir l’ordre social. Je vous demande de m’écouter attentivement, parce que nos vies à tous en dépendent. Il n’y aura plus de traversées non autorisées vers le Spleen de l’Infini. Les ressources limitées de la colonie ne peuvent être mises en péril de cette façon. Toutes les tentatives non officielles pour atteindre le vaisseau seront donc punies d’exécution immédiate. »
Vasko jeta un coup d’œil à Urton, mais il ne sut dire si son expression trahissait le dégoût ou une tranquille approbation.
Le porcko marqua une légère pause avant de poursuivre. Il devait y avoir un problème de transmission, parce que l’image de Clavain était réapparue, superposée à la tête de Scorpio comme un vague halo.
« Mais nous proposons une solution. L’Administration recommande à tous les citoyens de vaquer à leurs occupations comme d’habitude et de ne pas tenter de quitter l’île. Reconnaissant néanmoins qu’une minorité souhaite regagner le Spleen de l’Infini, à partir de midi, demain, et pendant tout le temps nécessaire, l’Administration mettra à la disposition des volontaires un moyen sûr, et autorisé, de se rendre au vaisseau. Des appareils spécifiquement désignés emmèneront des groupes de cent, par voie aérienne, vers le Spleen. À partir de six heures, demain matin, les modalités de transport, comprenant des allocations d’effets personnels, seront disponibles à la Haute Conque et dans tous les autres centres administratifs, ou auprès du personnel en uniforme de la Ligue de Sécurité. Il est inutile de paniquer pour prendre le premier transport disponible, car, je le répète, les vols se poursuivront jusqu’à ce que toutes les demandes soient satisfaites. »
— Ils n’avaient pas le choix, dit Vasko, tout bas. Scorpio fait ce qu’il faut.
Mais le porcko n’avait pas fini de parler :
« Pour ceux qui souhaitent regagner le Spleen de l’Infini, il faut que les choses soient bien claires : les conditions d’hébergement à bord seront très pénibles. Au cours des vingt-trois dernières années, il n’y a guère eu plus de quelques douzaines de personnes à la fois dans le vaisseau. La majeure partie du bâtiment est maintenant inhabitable, et nous n’avons pas les plans du reste. Afin d’accueillir un afflux de plusieurs centaines, ou plusieurs milliers de réfugiés, la Ligue de Sécurité devra appliquer des mesures draconiennes. Si les mesures de crise du Premier Camp vous paraissent strictes, dites-vous que ce sera infiniment pire à bord du vaisseau. Vous n’aurez qu’un seul droit : survivre, et l’interprétation de cette règle sera laissée à notre seule appréciation. »
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Vasko tandis que Scorpio poursuivait son allocution.
— Ça veut dire qu’ils seront obligés de cryoniser les gens, répondit Urton. Les mettre dans des caissons de cryosomnie, comme quand le vaisseau est arrivé ici, la première fois.
— Dans ce cas, il faudrait le dire.
— Il n’en a manifestement pas l’intention.
— Ces caissons de cryosomnie ne sont pas sûrs, reprit Vasko. Je sais ce qui s’est passé, la dernière fois qu’on les a utilisés. Beaucoup de gens n’en sont pas sortis vivants.
— Et alors ? répliqua Urton. Quoi qu’il arrive, il leur offre de meilleures chances de s’en sortir que s’ils essayaient de faire le trajet par leurs propres moyens, même sans la menace d’exécution.
— Quand même, je ne comprends pas. Pourquoi leur proposer cette possibilité, si l’Administration ne pense pas que ce soit la meilleure solution ?
Urton haussa les épaules.
— La plupart des membres de l’Administration sont démunis. S’ils ordonnent l’évacuation générale vers le vaisseau, ce sera vraiment la panique générale. Et comment pourraient-ils savoir s’il vaut mieux pour les gens investir le vaisseau ou rester à terre ?
— Ils n’en savent rien, répondit Vasko. Quoi qu’ils décident, rien ne permettra de dire quelle était la meilleure décision.
Urton hocha la tête avec emphase. Elle avait presque fini sa bière.
— Au moins, comme ça, Scorpio fait la différence. Il y a des gens qui se retrouveront dans le vaisseau, et d’autres qui resteront chez eux. C’est la solution idéale, si on veut maximiser les chances de survie pour certaines personnes.
— Ça paraît très froid et dépassionné.
— Ça l’est.
— Dans ce cas, vous qui sembliez craindre que Scorpio ne soit pas le leader implacable dont vous disiez que nous avions besoin, vous devez être rassurée.
— Oui, il est assez dur, acquiesça Urton. Évidemment, il se peut que nous ne comprenions rien à tout ça. Mais si c’est bien ce que nous croyons comprendre, ça te choque ?
— Non, pas du tout. Je pense que vous avez raison. Nous avons besoin d’un chef fort, de quelqu’un qui soit préparé à envisager l’impensable. Une question… Pourquoi êtes-vous si gentille avec moi, tout d’un coup ?
Vasko reposa sa chope. Elle n’était qu’à moitié vide, mais il n’avait plus soif. Tout ça lui avait coupé l’appétit, d’ailleurs.
Urton l’inspecta un moment, comme un entomologiste l’eût fait d’un insecte cloué dans une boîte.
— Parce que, Vasko, il m’est apparu que tu pourrais être un allié utile, en fin de compte.